Harcèlement sur le lieu de travail : le regard du psychiatre, Christophe Dejours

Catégorie : Détail de la revue AH9
Publié le vendredi 16 février 2018 04:49

Le harcèlement sexuel, le sujet qui enflamme médias et réseaux sociaux depuis l’affaire Weinstein ne serait-il pas en train de « balayer » ce que de nombreux PH, médecins et soignants connaissent au quotidien sur leur lieu de travail depuis déjà trop longtemps ? 
Psychiatre, titulaire de la chaire de psychanalyse-santé-travail au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) où il dirige l'équipe de recherche « Psycho-dynamique du travail et de l'action », Christophe Dejours a accepté de répondre aux questions de la rédaction. 
 
Avenir Hospitalier : Les actualités dramatiques de ces dernières années ont bouleversé l'opinion publique, comme si tout le monde découvrait les phénomènes de harcèlement au travail, alors est-ce bien nouveau comme on l'imagine ? 
 
Christophe Dejours : Le harcèlement n’a strictement rien de nouveau. On harcelait déjà les esclaves en Egypte et en Grèce, on harcelait les ouvriers dans les usines fordiennes... Donc oui, l’importation des méthodes de harcèlement est ancienne. Ce qui est nouveau en revanche, c’est l’apparition des troubles psychiques et des décompensations en rapport avec le harcèlement. Il y a beaucoup plus de gens qui tombent malades aujourd’hui et ça n’est probablement pas lié aux méthodes de harcèlement qui sont rodées depuis longtemps. Autrefois lorsque le harcèlement se pratiquait, du côté des employés, des ouvriers, les formes d’entraide et de solidarité étaient très présentes. Quand on était harcelé, on n’était pas seul. Aujourd’hui les gens sont seuls, les collègues autour d’eux ne bougent pas. De plus, les syndicats ont perdu beaucoup d’importance, nous assistons à un effondrement des traditions d’entraide, il y a une individualisation impressionnante due au tournant gestionnaire. Deuxièmement, le harcèlement peut se déclencher sur des cadres. Ceux qui étaient protégés par les patrons jadis, ne le sont plus aujourd’hui. Le fait que, même les cadres supérieurs puissent devenir des « harcelés », alors qu’ils sont dans la servitude la plus ardente, au service du patron est un changement majeur. Dans les hôpitaux, des PH sont harcelés, ce qui était impensable il y a quelques années. On assiste à une réelle extension de la sphère du harcèlement. 
 
Avenir Hospitalier : Qu'est-ce qui différencie l'Hôpital des autres cadres de travail ?
 
Christophe Dejours : Le harcèlement se développe dans tous les domaines de la fonction publique. Dans le service public hospitalier comme ailleurs, il n’y a pas de pouvoir disciplinaire du supérieur hiérarchique sur ses subordonnés. 
Lorsqu’il y a de vrais sujets de discorde il est difficile de trouver une solution, donc le conflit demeure, s’aggrave et les phénomènes de harcèlement se déclenchent car si l’on ne peut pas virer les gens, on se résout à les casser pour qu’ils partent d’eux mêmes, pour qu’ils tombent malades. Je ne dis pas que ces explications sont bonnes ou mauvaises. Du point de vue éthique « tout cela » est très mauvais. 
La fonction hospitalière a connu un tournant important il y a quelques années. Naguère, les hôpitaux étaient dirigés par des médecins, ils assumaient des fonctions de direction mais ils connaissaient le métier, ils étaient responsables et dirigeants. À l’heure actuelle, les hôpitaux sont dirigés par des personnes qui ont été formées à la gestion et qui n’ont aucune formation aux métiers du soin, aucune notion sur l’essence du travail et qui ne veulent rien en savoir. C’est ce qu’on appelle le tournant gestionnaire. 
Toutes ces évaluations quantitatives aux indicateurs arbitraires sur lesquelles les directeurs veulent se baser sont fausses car les résultats ne correspondent pas au travail des médecins, des anesthésistes, des infirmiers. Les médecins perdent le pouvoir dans les hôpitaux et la gouvernance par les nombres a pris toute la place. Cette manière de diriger disqualifie l’expérience de TOUS les gens qui travaillent à l’hôpital, qui finissent par devenir des domestiques. 
 
" Les syndicats ont perdu beaucoup d’importance, nous assistons à un effondrement des traditions d’entraide, à une individualisation impressionnante due au tournant gestionnaire "
 
Avenir Hospitalier : Quelles sont les conséquences de cette situation que vous venez de décrire ? Pour les soignants, les patients et l'hôpital public plus généralement ? 
 
Christophe Dejours : Les médecins travaillent de plus en plus et les gestionnaires, pour asseoir leur pouvoir, ont besoin de chiffres. Ils vont donc obliger les soignants à fabriquer ces chiffres en faisant pression sur eux. Le résultat c’est que tous les médecins, tous les infirmiers, sont obligés de passer leur temps à encoder des chiffres et ce temps de gestion, de paperasse est perdu au détriment du soin et des patients. La dégradation du soin a des conséquences psychiques considérables. 
Petit à petit on en vient à maltraiter les malades, on ne les écoute plus, on refuse de recevoir la famille, sans parler de tas d’autres choses qui se produisent. Lorsque vous acceptez d’apporter votre concours à des actes que moralement vous réprouvez, la souffrance éthique apparaît. Lorsqu’ils trahissent leurs valeurs, leur déontologie, certains ne veulent pas se laisser aller et commencent à protester et disent tout haut ce que les autres ne veulent pas entendre puisqu’ils ont consenti, donc ils deviennent la mauvaise conscience et risquent, de ce fait, de déclencher la haine et des processus de harcèlement. 
 
Avenir Hospitalier : Vous parlez de «collaboration » pour expliquer l'enlisement du harcèlement. Pouvez-vous nous expliquer ce concept ? Des collègues sont complices des directions ? 
 
Christophe Dejours : Certains basculent du côté de la gestion et deviennent donc des « collabos ». Ce n’est pas la même chose que pendant la guerre évidemment, mais ces gens savent que cette collaboration est une trahison de l’éthique professionnelle, du respect de l’autre et du malade. Ils pensent pouvoir tirer un bénéfice personnel et acceptent de participer au harcèlement ou de fermer les yeux quand ils en sont témoins. Les gestionnaires ne sont pas les seuls harceleurs, des PH harcèlent d’autres PH, des médecins harcèlent d’autres médecins. C’est comme ça qu’on monte dans la hiérarchie, quand on est prêt à accepter de se soumettre à ces armées de directeurs méprisants et hautains à l’égard de tout ce qui est soignant. Vous passez du côté de ce pouvoir, à l’abri de toute malveillance à votre égard soit du côté des bénéficiaires du système et vous vous retournez contre vos collègues et anciens amis, là ça tourne mal. C’est comme ça que Jean-Louis Mégnien s’est suicidé. Ce qui fait qu’il y a beaucoup plus de pathologies du harcèlement c’est la solitude mais aussi et surtout, la trahison. La plupart des gens qui choisissent le métier de soignant sont des gens engagés dans leur travail, ils y voient quelque chose d’essentiel dans leur vie et si vous cassez cette partie de leur existence alors qu’ils ont déjà tant sacrifié pour le service public alors, le coût psychique est trop élevé.
 
" Il faut rompre avec le New Public Management pour prioriser la question de la constitution, de la maintenance et du développement de la coopération."
 
Avenir Hospitalier : Comment faire pour enrayer la machine ? Quelles solutions préconisez-vous ? 
 
Christophe Dejours : Des solutions existent. Il faut rompre avec le New Public Management pour repenser un management, qui place en priorité la question de la constitution, de la maintenance et du développement de la coopération. C’est l’inverse de ce qui est fait maintenant, toutes les méthodes introduites par les gestionnaires sont des méthodes qui individualisent. Il faut rompre avec l’évaluation individualisée et au contraire, privilégier un management dont la responsabilité principale soit d’entretenir les conditions de la coopération horizontale entre les membres de l’équipe, la coopération verticale avec les chefs et puis enfin, la coopération transverse, avec les bénéficiaires du soin. La qualité du soin ne dépend pas que du médecin, de la sage-femme ou de l’infirmier. Le malade pour comprendre ce qu’on lui propose, le traitement qu’il va recevoir, il faut qu’il se mette au travail. Cette coopération doit se faire entre le prestataire de service qu’est le soignant et le bénéficiaire, le malade, qui participe d’une façon majeure à la qualité du soin. Il y a d’autres manières de penser, par le management responsable et en finir avec la gouvernance par les nombres. Bien sûr que la coopération vise l’efficacité des actes de soin sur le patient, mais on peut montrer que la coopération est en même temps une façon de réguler le vivre ensemble. Toutes les règles du savoir vivre font partie de la coopération. 
Il faut qu’un changement soit fait par rapport à toutes les politiques publiques mais il semblerait plutôt que cela va encore s’aggraver avec les Lois Macron. 
Je terminerai en disant que dès que les gens coopèrent ça va beaucoup mieux. Votre santé mentale ne dépend pas que de vous individuellement, elle dépend beaucoup des autres !
 
Saveria Sargentini, Journaliste