Lumière sur le phénomène Big Data

Catégorie : Détail de la revue AH8
Publié le jeudi 5 octobre 2017 10:26

 

Tout le monde en parle, le phénomène grossit mais le concept, son application et sa finalité demeurent toujours un petit peu flous. Avenir Hospitalier tenait à s’entretenir avec Antoine Malone, directeur de projet à la FHF afin d’en savoir plus sur ce qui révolutionnera le quotidien des soignants, leur façon de travailler... ou pas ? 

Avenir Hospitalier : Qu’est-ce que le Big Data en pratique? Pourriez-vous nous donner des exemples concrets déjà opérationnels dans le domaine de la santé ?
 
Antoine Malone : En pratique, le terme Big Data désigne la combinaison d’une très grande masse de données recueillies de différentes façons. On espère qu’à partir de cette masse de données et, via des algorithmes, on puisse tirer des corrélations qui permettent de mettre en lumière des phénomènes, et surtout leurs causes, afin que l’on puisse les prévoir, et par exemple,  déboucher sur des recommandations dans le domaine de la santé. Cela permettrait également des avancées en termes de diagnostics et de pilotage de systèmes de soins. Le Big Data repose fondamentalement sur une intuition statistique, c’est à dire qu’il faut un certain nombre de données afin de pouvoir prévoir certains phénomènes, comme les épidémies. Plus on a de données et plus on estime qu’on aura des corrélations robustes, des informations qui s’approchent de la réalité. C’est la masse qui fait la puissance du système. En revanche, il est beaucoup plus compliqué de donner des exemples concrets. Il y a beaucoup de buzz autour du terme, on en parle énormément, mais pour le moment il existe très peu de preuves de valeur ajoutée réelle de ces systèmes là. On a entendu récemment qu’on pouvait faire de l’épidémiologie à partir de Google. C’est totalement faux ! 
 
AH : Est-ce au même niveau que la révolution informatique en médecine quotidienne ? et quelle ampleur cela prend-il ?
 
AM : Comme je le disais, il y a beaucoup de buzz autour du Big Data, ce buzz est alimenté par les industriels et les cabinets de conseil. Dans la communauté médicale réelle, c’est plus mitigé. Les meilleurs systèmes au monde investissent énormément dans les technologies de l’information. Par exemple, Kaiser permanente*, en Californie, consacre 25 % de son investissement aux TIC (Technologies de l'Information et de la Communication). Mais la plupart de ces investissements visent à renforcer la communication et le contact, en particulier avec les patients. A priori, cela ne ressemble pas à du Big Data. Les clés de la performance des systèmes de santé sont la coordination et la circulation d’informations. 
Est-ce que tout ça va révolutionner le monde de la santé autant que l’informatique ? Difficile à dire, il y a très peu de preuves pour l’instant même si le potentiel sur papier est là. 
La question centrale est celle de la causalité ; autrement dit, qu’est ce qui fait que des phénomènes se produisent ? L’hypothèse centrale du Big Data, et de l’intelligence artificielle comme on va le voir, c’est que la causalité repose sur des lois naturelles, comme la loi de la gravité. Ces lois sont révélées en mettant en lumière des corrélations. Il existe des lois et elles ne changent pas. Comme la loi de la gravité par exemple. Big data et intelligence artificielle reposent aussi sur ça. Si il est possible de trouver des corrélations robustes, on peut donc tout remplacer par des ordinateurs ? Attention ! Corrélation ne veut pas dire causalité. Par ailleurs, la disponibilité de l’information en elle même ne modifie pas les comportements. Ce n’est parce qu’on a la possibilité de savoir qu’on ne marche pas assez ou qu’on mange trop gras que cela va modifier nos comportements. Tout le monde a une appli santé aujourd’hui sur son smartphone, ça n’empêche pas l’obésité de croître. Le Big data fonctionne plus avec des choses très simples et mécaniques ; il est facile de prévoir qu’une pomme va tomber. En revanche, les êtres humains s’adaptent et évoluent en permanence, dans un contexte social qui lui même s’adapte et évolue en permanence. Les modèles de causalité déterministes ne fonctionnent pas dans ce contexte.  
 
La masse de données du Big Data, aussi fournie soit elle, ne peut remplacer l’intervention humaine 
 
AH : Quelle est la relation entre Big Data et Intelligence artificielle dans le domaine de la Santé ? Pour vous, ces avancées ont donc des limites, lesquelles ?   
 
AM : On associe souvent Big data et intelligence artificielle, même si ce n’est pas forcément la même chose. Les Big data sont la matière première de l’intelligence artificielle. On met toutes ces données dans une machine qui elle développe des réponses, et grâce à l’accumulation on découvre des corrélations entre les phénomènes. D’un côté il y a la capacité à s’appuyer sur les découvertes scientifiques récentes en termes de soins ; il y a une masse de productions scientifiques sur le thème de la santé. 2,5 millions d’articles ont été publiés l’année dernière. Personne n’a la capacité de traiter cela. Les limites humaines sont ce qu’elles sont. L’idée est que grâce au Big Data et à l’intelligence artificelle, nous seront capables de faire émerger de cette masse des recommandations cliniques rigoureuses. Si un diabétique fait des complications dans un bloc opératoire l’evidence based medicine peut apporter certaines réponses sauf que le patient réel correspond rarement au patient modélisé. Sans compter que la qualité de « l’output » dépend fondamentalement de la qualité de ce qu’on a mis dans la machine au début. Il y a un dicton en science qui dit « Garbage in, Garbage out ». Or, on sait par exemple que les dossiers patients électroniques sont souvent mal complétés, que de nombreux articles scientifiques sont soit faux, soit n’apportent rien, qu’il existe des variations de pratiques médicales colossales en fonction des pays et des cultures. Or, tout cela constitue la matière première de l’IA. On parle de Big Data, mais est-ce que ces data sont bonnes ? En résumé, je pense que ni l’une ni l’autre ne remettent en cause la décision de l’équipe soignante. Cela peut servir de guide afin de se poser des questions. Petit à petit l’evidence based medicine est devenue evidence informed medicine. Informer, guider mais pas se substituer aux médecins, ou à l’équipe soignante. Pour des phénomènes simples, on peut modéliser et prévoir, donc le Big Data est utile. L’humain est un animal social qui évolue, qui change sans cesse dans un environnement qui évolue lui aussi. Cette masse de données aussi fournie soit elle, et la façon dont fonctionne l’interlligence artiticelle, ne peuvent remplacer l’intervention humaine. Je suis catégorique. Mais, elle est utile pour se poser les bonnes questions
 
AH : Alors les médecins ne deviendront pas des exécutants d’algorithmes ?
 
AM : La réponse à cette question est fondamentalement affaire de foi. Si l’on croit que la causalité repose sur des lois naturelles, alors à terme, avec suffisamment de données, on pourra tout prévoir et les médecins deviendront des exécutants. Mais que se passe t’il aujourd’hui, dans la réalité ? La place de l’humain ne diminue pas, au contraire : Kaiser recrute énormément de gens pour être au contact de ses assurés, pour avoir une certaine proximité avec eux. L’humain est au centre de leur politique : ils ont d’ailleurs les meilleurs résultats cliniques et financiers aux Etats-Unis. Le Big Data aide à déblayer le terrain, dans une certaine mesure au sein d’ un ensemble de possibles. Le fait d’avoir un moniteur en salle d’opération qui dit « vous devriez peut être faire ça » permet peut-être d’aller plus vite mais n’enlève rien à l’équipe soignante. Donc non, je ne crois pas qu’ils deviendront des exécutants d’algorithmes. Si un moteur réagit toujours de la même façon, ce n’est pas le cas pour un être humain. Ce qui détermine l’état de santé ce n’est pas uniquement la mécanique du corps humain mais plutôt son environnement social et économique.  La tendance mondiale veut que les payeurs en général vont commencer à utiliser leurs données pour établir des profils de coûts par segments de population. Cela va être très impactant. L’organisation et les pratiques en terme de santé en seront forcément modifiées mais ce n’est pas un effet direct de Big Data, plutôt un effet détourné. 
 
AH : Selon vous, les jeunes médecins sont-ils assez préparés à ces changements pour les aborder sereinement ?
 
AM : En général ; les médecins ne sont pas franchement ravis des évolutions en terme de contraintes pour le recueil de données mais on ne doit pas dire aux médecins : « Vous devez vous adapter ! », au contraire il faut faire en sorte de rendre tout cela facilement utilisable pour eux. On voit se développer toute sorte de métiers alternatifs pour soulager les médecins. Ils ne devront plus remplir eux-mêmes les feuilles de soins par exemple. La capacité à analyser des données et à intégrer un raisonnement médico économique va devenir central. Un des effets indirects du Big Data : le travail en équipe autour de l’accompagnement de patients complexes sera très développé. L’accumulation de données, va pousser à identifier les générateurs de coûts et de problèmes de santé et donc pousser à une réorganisation en fonction de cela, donc la proximité entre payeurs soignants et patients va se développer de plus en plus.
 
AH : Donc Big Data = une médecine plus humaine, plus sûre ?
 
AM : Je pense qu’on se dirige beaucoup plus vers de l’accompagnement et des visites personnalisées donc oui, une médecine plus humaine. Remplacer une aide à domicile par un robot ça n’a aucune valeur ajoutée démontrée. Pour les robots chirurgicaux c’est la même chose. Ça peut attirer des médecins dans certains hôpitaux et encore... Mais on n’a pas encore prouvé leur utilité médico-économique. La tendance à la proximité se développe beaucoup. Tous les gros décideurs mondiaux de la santé regardent encore une fois ce que fait Kaiser qui ouvre des centres médicaux partout aux Etats-Unis Plus on connaît ses patients, plus on peut modifier leur comportement et faire des bénéfices. Pour changer les choses, il faut être au contact des gens, les suivre individuellement. Ça va plus loin que le simple recueil de données chiffrées, la connaissance personnelle de chacun apporte beaucoup plus en terme de résultats médicaux et financiers. Le nombre d’employés dans le domaine de la santé va croître selon moi... On a besoin de personnels qui soient au contact des populations, des assurés en permanence, qui passent du temps avec les patients pour agir en profondeur sur les comportements donc sur les pathologies. 
 
Interview réalisée par Saveria Sargentini, journaliste
 
 
Note : Kaiser Permanente est un système intégré de prestation de soins de santé financé par les cotisations prépayées de ses membres. Présent dans neuf États et dans le district de Columbia, le groupe compte quelque 12 millions d’assurés et gère 32 hôpitaux agréés. Il se divise en deux fondations sans but lucratif, l’une responsable des hôpitaux et l’autre du régime de santé (Kaiser Foundation Hospitals et Kaiser Foundation Health Plan). À l’échelle nationale, le groupe emploie environ 14 000 médecins. Les hôpitaux du groupe desservent principalement les membres, mais accueillent aussi d’autres patients dans leurs salles d’urgence, quelle que soit leur capacité de payer